8 février 2011

l'infini est dans le fini de chaque instant


"Sur ma bicyclette, cul meurtri, peau coquée par le soleil, je tente de dissocier le corps de l'esprit. J'aimerais devenir un feyadin du Mouvement. Mon Dieu serait la route et j'y serais soumis au point de ne pus prêter attention aux grincements de ma carcasse. L'idéal serait de laisser mes forces intérieures se libérer dans l'action pendant que l'esprit, dégagé de tous soucis d'intendance, divaguerait librement dans les prairies de la rêvasserie.

Mais à la fin du jour, alors que les cheminées d'usine annoncent a ville dans le ciel de l'ouest, je fais une intéressante expérience intérieure. Je parviens à pédaler machinalement, sans penser au temps qui fut et sans redouter le temps qui vient. Nous décomptons souvent ce qui nous reste à souffrir. C'est la source de notre malheur. La perspective des heures à endurer est plus lourde que le fardeau lui-même. Les vieux maîtres de la tradition Zu Ch'an, ancêtre des doctrines zen, enseignaient au contraire l'art de la parfaite momentanéité. Ils travaillaient à se saisir de l'instant comme on attrape un papillon dans un filet de soie. Le secret est de s'extraire de la glu de la durée. Pour éprouver toute l'intensité du moment, il ne faut plus le rapporter à l'expérience du passé ou à l'espoir de l'avenir. En refusant de mesurer la vie avec la toise du temps qui passe, on captera l'énergie de l'immédiat. Krishnamurti, hériter du Zu Ch'an, professait que le présent est la seul porte de la réalité. Il invitait à la pousse et appelait adéquacité cette faculté à goûter totalement les circonstances du moment. Le penseur Daisetz Teitaro Suzuki écrivait en écho que l'infini est dans le fini de chaque instant. La révolution n'est donc pas pour demain dans les rues insurgées, mais elle est permanente, en soi, ici et maintenant. Hic et nunc, camarade !
Dans ces dispositions, oublient que je viens de pédaler si heures par 47°C, indifférent au fait qu'il me reste encore des mois à passer sur la route, échappé du fluide de la durée, et intéressé seulement par ce qui advient au moment où cela advient, je rentre dans Aktau. Le vent veut me fermer les portes de la ville. Je parviens à oublier les rafales frontales. Car le vent pour souffler a besoin de l'espace et du temps. Dans la plénitude d'un instant arraché au continuum du temps, le vent, privé de surface, ne peut se déplacer. Dans l'univers de l'ici et maintenant règne le calme éternel ! "

- Sylvain Tesson, Éloge de l'énergie vagabonde

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